Le monument aux Morts.

 

Un jour de novembre la guerre prit fin.
Les ruisseaux de sang pur cessèrent d'abreuver le lit de gravier des allées des cimetières.

Quatre années durant, les bombes et les balles, comme des graines de métal avaient ensemencé la terre, les croix avaient jailli des pierres tombales, tel des fleurs de marbre, ou de bois. La mort qui d'abord sembla ne pas renoncer, en emporta encore un grand nombre : la grippe espagnole. Enfin la paix revint.

Il ne fallut pas longtemps aux veuves, aux orphelins, aux mères éplorées, aux mutilés, aux survivants, bref à tous ceux qui n'avaient pu mourir, pour sentir que cette guerre, cette grande guerre ne devait pas être oubliée. L'humanité qui si longtemps avait représenté l'enfer pour mieux le conjurer, Cette fois l'avait mis en scène. Il fallait qu'on se souvienne. Il fallait que le drame reste à l'affiche, le plus longtemps possible, avec leurs noms, à chacun : ces acteurs, illustres, connus ou inconnus, jeunes premiers galonnés, vieux routiers décorés ou simples figurants morts au premier jour.

Comme une traînée de poudre, la fièvre du souvenir s'acharna contre la pierre, on martela, on grava, on sculpta. On sculpta des flambeaux, des poilus immortels jaillissant, la grenade à la main, des combattants au garde-à-vous, impassibles comme des soldats de plombs, des stèles, des pierres élancées aux formes géométriques, érigées tel des menhirs, lien tellurique entre la Terre, les vivants et le ciel. Pas un village qui n'ait consciencieusement établi le chapitre des manquants à l'appel, " MORT POUR LA FRANCE ". Pas un.

Et pourtant... L'Ankou qui avait vu grand, n'avait pas tout vu. Frappant au hasard des brassées de gaillards venus de partout, même des colonies, il épargna dans le chaos, un village surgi de nulle part ou presque : Ce bourg de Bretagne, appelons le " Kerbihan ". Des fusils à Kerbihan, il en était parti autant qu'ailleurs. Et des Braves à Kerbihan, il y en avait eu. Les croix de guerre, Les médailles de tous genres ornaient des poitrines de toutes tailles. On ne manquait pas non plus de mutilés, d'unijambistes, de manchots, de gazés, rien de tout cela ne faisait défaut.

Et le 11 novembre de chaque année, il avait fière allure le défilé des anciens combattants, marchant lentement au son de La Marseillaise, hissant de lourds drapeaux tricolores chargés d'embruns, comme si la mer et le vent pleuraient avec les hommes. Tous ces anciens combattants dignes et tristes, avançaient en cortège pour leur dernier combat, celui de la mémoire. Toutes ces têtes d'homme, tous ces regards perdus dans le vague, hantés par les visages des camarades, tombés, mitraillés, déchiquetés. Mais pas un de ces derniers, pas un, ne venait de Kerbihan. ça, le maire de Kerbihan, Le Braz, le savait bien, même s'il n'avait rien dit. Comme tous les maires, il savait qui était parti, qui était revenu. Comme tous les maires, il s'était dit qu'un monument aux morts à Kerbihan, c'était le moins, vu ce que les gars d'ici avaient enduré.

Très vite, il dut se rendre à l'évidence : on avait souffert, mais on n'était pas mort. Il eut quelques doutes car certains manquaient encore. Alors peut-être en cherchant un peu, aurait-on trouvé un ou deux disparus. Un disparu, n'est pas un mort mais ce n'est bientôt plus un vivant. Le facteur dissipa bientôt ses espoirs. Cet oiseau de bon augure ne tarda pas à apporter des nouvelles des uns et des autres. Le Fils à Noémie ? Bien sur que non, il n'est pas mort, il a apporté une lettre à sa mère, il y a peut-être un mois de cela. Il est à Paris, oui et il pense se marier. Jean ? Lequel ? ah oui Jean. Il ne sait pas. Si, son cousin dit qu'il travaille dans le bâtiment, à Nantes ou à Angers, Il n'est pas sur.

Le Braz se taisait et attendait qu'on n'y pense plus. Plus il attendait, plus on y pensait. Ses administrés voulurent s'enquérir. Il aurait pu dire bien sur : " Des morts, j'en ai pas, alors un monument au morts, il n'y en aura pas non plus ". Mais si un telle nouvelle s'était ébruitée hors de Kerbihan, quel scandale ! Les mauvaises langues auraient raconté qu'à Kerbihan, les gars étaient planqués. Le maire avait le bras long, alors ce n'était guère difficile de passer à travers les balles, ceci dit avec un geste de la main, comme un lapin qui zigzague. Pire, certains auraient affirmé qu'à Kerbihan on tirait tellement mal que les Allemands étaient moins dangereux qu'eux. Fort de ce quasi secret d'état, Le Braz déclarait que la mairie était à la tache, mais que les récoltes, la paperasse de Paris, la fête du village, bref il fallait être patient.

Mais chaque année, revenait le jour du souvenir qui ravivait l'attente du monument. La cérémonie terminée, on ne manquait pas de disserter sur ce qui serait bien pour Kerbihan. On s'accordait sur quelque chose de sobre mais avec de l'allure et un square cerné d'obus, à chaque angle. Ils avaient fait ça à... Le Braz acquiesçait, Oui, ça serait bien. On insistait sur ses projets. Le médecin s'en mêlait. " Monsieur le maire, dans mes visites on me demande souvent, vous savez, pour le monument. C'est très gênant, je ne sais rien du tout ". Le temps n'y faisait rien, Le monument tel un fantôme hantait la place de l'église. Pour Le Braz, c'était devenu... un calvaire.

L'affaire finit par prendre une autre ampleur, à force d'attendre, le monument inconnu devint fameux hors de Kerbihan, dans le département. On s'en émut à la sous-préfecture. Quelques fonctionnaires parisiens s'irritaient déjà pour cent raisons de ces bretons têtus, quand ils n'étaient pas ignorants, au point de ne rien entendre au français. Monsieur le sous-préfet pris le prétexte d'une commémoration pour inviter Le Braz, bien décidé à rappeler ce maire indolent à son devoir moral et patriotique. "Un monument aux morts, vous voulez que je fasse un monument aux morts, pour cela il faudrait que j'aie des morts !". Le sous-préfet interloqué regardait Lebraz : "Comment ça, il faudrait que vous ayez des morts ? Des morts, des morts, tout le monde en a !".

Lebraz inquiet, s'avisa que personne n'ait pu entendre et reprit a voix basse : "Ne parlez pas si fort Monsieur le sous-préfet ! Des morts à Kerbihan on en a, comme ailleurs, morts de sa belle mort, mort de la grippe, de la cirrhose, mort d'un coup de sabot de cheval, mort en couche, en bas age, on en a même un qui est mort le soir de ses noces, au moment où l'on se rend sans combattre, mais Mort pour la France, pendant la grande guerre, chargé de mitraille, le malheur a voulu qu'on en ait pas ! Des éclopés, des blessés, des médaillés, bref des héros, j'en ai aussi, mais j'ai eu beau cherché : dans la commune, des revenants on en a, des morts, aucun. "

Monsieur le sous-préfet réalisait à quel problème grave et extraordinaire il était confronté : la guerre avait saigné le pays tout entier, une seule commune avait échappé à l'hécatombe, et cette commune était sur son territoire. Il se voyait déjà surnommé pour le restant de sa carrière de quelque sobriquet déplaisant : le sous-préfet au monument aux vivants, l'homme de kervivant. Pire, la presse pourrait trouver prétexte à faire une enquête sur les planqués de la guerre. Et à Paris, on le tiendrait pour responsable. "Ah! C'est fâcheux" disait-il Pensif, en lissant ses moustaches, "c'est vraiment très fâcheux. Vous ne pouvez pas rester sans monument aux morts comme ça, ce n'est pas convenable. Etes vous sur qu'aucun combattant n'est mort, même après l'Armistice ? Ça ferait l'affaire. Non, évidemment. Bon, les Morts pour la France, ce n'est pas ce qui manque. Vous n'avez rien dit jusqu'à ce jour ? Parfait continuez." Le sous-préfet salua Lebraz et s'éloigna rapidement. On l'entendait dire encore : "C'est fâcheux, c'est très fâcheux..."

A l'instigation de Monsieur le sous-préfet, un petit comité non officiel s'était organisé sur l'heure : Le médecin de Kerbihan Jean Quemeneur, le curé, un fonctionnaire de la préfecture chargé des anciens combattants Monsieur Delplanque, le secrétaire de l'Union des Anciens Combattants du département, Amédée Le Goff . Il fallait rapidement et discrètement trouver quelques morts plausibles. Ce n'était guère évident, il était bien tard, la plupart des morts connus avaient déjà leur nom gravé sur la pierre, sur quelque place publique. Amédée Le goff cherchera dans le milieu des anciens combattants s'il se trouvait quelque mort oublié, dont la famille s'accommoderait avec bonheur d'un monument, même éloigné. Monsieur Delplanque consultera les listes en préfecture et dans les mairies, pour dénicher quelque cas litigieux, pour lesquels il conviendrait de rétablir la vérité, enfin une vérité ad hoc. Le médecin s'engageait à surveiller particulièrement l'état de santé des anciens poilus du canton. Quant au curé, il priera : Dans une affaire de cette nature, il valait mieux mettre Dieu de son côté.

On s'activa à pas feutrés, tant et si bien, qu'il ne fallut que quelques semaines pour découvrir le mort manquant. On en eut même plusieurs. Ce qui sied mieux, pour un seul mort, il aurait fallu un fait d'arme particulièrement glorieux et une statue, ce qui, outre le prix excessif, eût fait prétentieux, or on souhaitait surtout ne pas attirer l'attention sur la commune de Kerbihan. Le premier héros, né de l'Assistance Publique, était un jeune journalier, qui n'aimait pas l'eau et avait fait de nombreuses maisons dans toute la Bretagne avant de partir à la guerre. Bien qu'il n'ait pas été tué au combat, nul doute qu'il était mort pour la France : ivre mort, un jour de grande tristesse, Il était sorti de la tranchée pour pisser, face à l'ennemi, par bravade sans doute. Il ne s'était pas reboutonné, que déjà la mitrailleuse l'avait couché. L'histoire n'était pas très glorieuse, les communes ne s'étaient pas précipitées pour reconnaître cet enfant perdu et pochard. Tel une branche au gré de l'onde, son dossier avait erré de ville en ville, pour échouer sur le bureau de Monsieur Delplanque. On découvrit qu'à douze ans ou treize, il avait ramassé les pommes de terre chez Le Guirrec. Madame veuve Le Guirrec qui était bien vieille, ne s'en souvenait pas du tout. On admit que ce domicile était le dernier qu'on lui eut connu. Nul doute celui-la était pour Kerbihan.

Le second était un vrai brave. Il avait été de toutes les batailles, toujours en première ligne, et autant de blessures que de médailles. L'hôpital de Vannes l'avait confié en convalescence à des voisins de Quemeneur, peut-être celui-ci avait-il arrangé cela. Quoiqu'il en fût, il s'éteignit quelques jours plus tard de complications pulmonaires. Une fragilité liée à l'exposition au gaz était sans conteste la cause du décès. On ignore encore comment et pourquoi cet africain était venu mourir au coeur du pays breton au lieu de s'éteindre auprès des siens, au bord du fleuve Sénégal. Il eut un bel enterrement : toutes les administrations et toutes les associations d'anciens combattants se cotisèrent pour ce héros. Venu d'on sait où, pour défendre un pays qui avait envoyé ces ancêtres dans le Nouveau Monde, il passait dans l'autre monde, ici, aux confins de l'Ancien Monde.

Pour le troisième, l'affaire avait été plus compliquée, On évita de peu un incident "fâcheux". On s'était souvenu qu'à la lisière de la commune, à l'ouest, Une chaumière, presque une masure, aujourd'hui à l'abandon, avait été habitée par un certain Cadoret, mort au feu. Il avait pour famille un neveu qui vivait en ville, il travaillait à l'arsenal de Brest et une nièce à Paris, mais on ne savait pas ce qu'elle faisait. Ils avaient vendu le peu et s'étaient partagé l'argent, quant à la maison, ils ne savait qu'en faire, vu son état et l'emplacement. Elle était plantée au beau milieu de La lande de Penhoët, quelques hectares d'ajoncs, de genêts d'où surgissaient quelques pins malingres, des terrains communaux que Kerbihan partageait avec la commune de Langoat. Cadoret était recensé dans cette commune, mais personne ne s'était jamais avisé de vérifier quel rocher, quel pied de bruyère, servait de frontière entre ces deux localités qu'aucun différent n'avait à ce jour opposé. D'autant que ce carré de mauvaise terre n'était pas un revenu. Même les forestiers n'y trouvaient guère leur compte. Il suffisait de déplacer la limite communale de quelque pas pour que le mort fût né du bon côté. Un après-midi de juin, le géomètre fut convoqué pour vérifier le cadastre, on lui avait expliqué ce qu'il convenait de vérifier ou plutôt de rectifier. L'homme avait surtout compris qu'il s'agissait d'une manifestation de ces gabegies propres aux administrations, toujours tatillonnes et promptes à dépenser l'argent public pour des futilités.

Les choses se compliquèrent quant il s'est agi de convaincre le maire de Langoat de laisser sa commune se faire amputer d'un hectare, dix sept ares, treize centiares de rocailles, de quelques vipères et d'une longère abandonnée. C'était lui qu'on démembrait. Yann Le Floch protesta énergiquement. Le lopin du Cadoret avait toujours été dans la commune, Cadoret n'avait jamais manqué une élection et ça serait une honte, maintenant qu'il était mort, de le céder à d'autres. Que le bien fut en déshérance et que les terrains environnants ne fussent que des landes stériles ne justifiait pas ce coup de force de Kerbihan. Quant à ce monument aux morts, car on avait fini par le mettre dans la confidence, pour l'amadouer, Il se refusait à toute compromission. "Chacun ses morts, et les vaches seront bien gardées !". Le Floch était rouge de colère, Lebraz était blême de honte Le curé de Kerbihan prit Le Floch à part. Il eurent une assez longue conversation, pendant ce temps Lebraz battait sa coulpe, regrettant de s'être laissé entraîné sur ce champ de déshonneur. Le Floch, plus calme revint. "Bon, fit-il, le mort c'est d'accord, prenez-le. Si c'est Kerbihan qui paie les frais, y compris pour corriger Notre Monument aux Morts. Mais je refuse de voir la commune diminuée ne serait-ce que d'un centiare. Trouvez-moi autant ailleurs." On s'accorda sur une parcelle de Bois qui rendait bien pour le chauffage. On convoqua encore le géomètre. Il n'en dit pas plus que la première fois, il n'en pensait pas moins non plus.

Le 11 novembre suivant ces entrefaites, fut une belle journée. Kerbihan eut enfin son monument aux morts. On ne convoqua pas la presse, car, à Kerbihan on ne cherchait pas à se faire valoir. La presse vint quand même : le journaliste local, un petit homme discret qui fumait beaucoup et s'ennuyait un peu. On avait invité le sous-préfet, il s'excusa. On fit un beau cortège, car il y avait du monde, les notables marchaient devant, suivi par les anciens combattants, derrière venaient l'instituteur et sa classe. Il n'y avait pas beaucoup de veuves, ça ne se voyait pas car toutes les femmes portaient le deuil. Lebraz fit un discours sobre, parfois hésitant mais plein de vérité.

Il y eut bien dans la foule quelques commentaires. - Cadoret, Cadoret du penhoët ? Mais je croyais qu'il était sur langoat, lui. - Dame oui ! C'est ce qu'on croyait. C'est le plan qui était faux. Il était de Kerbihan mais on n'en savait rien. On acquiesçait. 

Quant au monument, c'était une sorte de menhir moderne, en fait un obélisque, un peu ratatiné. La lumière du soleil jouait sur les cristaux incrustés, de mica noir ou blanc. On l'avait placé contre le choeur de l'église, sur une plaque de marbre, au milieu d'un parterre de granit concassé, avec à chaque angle, un obus. Une chaîne à lourd maillons de fonte délimitait l'aire sacrée du mémorial. On pouvait lire ces mots :

Aux enfants de Kerbihan

Morts pour la France

Denis Cadoret

Samson Hyppolite

Antoine Médard

La patrie reconnaissante  

(1998-1999)

Lamour
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Dernière révision: 9 décembre 1999